Terres Latines, avril 1933
C'est toujours, pour un homme, joie profonde qu'évoquer durant quelques minutes le souvenir de son enfance, âge heureux où les tracas de la vie sont choses inconnues, âge regretté où n'existent pas les trahisons, les amitiés envieuses et les sourdes hypocrisies.
Enfance... moments à jamais perdus où l'ombre d'un malheur n'a pas encore assombri nos jours.
Ce bonheur _qui met tout à la fois de la gaîté et des regrets dans nos coeurs_ je l'ai connu en admirant les dessins si vivants d'Albert Delstanche.
Cet adjectif "vivant" est, croyez-moi, bien exact car pour saisir ces poses
adorablement comiques des enfants, poses qui souvent n'ont rien d'anatomiquement
normal, il faut simplement jeter quelques lignes qui seules devront créer
l'harmonie du dessin. Ne demandez pas, en effet, à un enfant de poser
sinon ce croquis n'aura plus rien de vraiment enfantin.
Aussi faut-il une formidable virtuosité de dessin pour réunir ces "petits
riens", si suaves de délicatesse et de charme, comme les surprend Delstanche.
C'est grâce à son crayon merveilleux _où il y a du Rembrandt et du Goya_ qu'il
peut, avec une victorieuse hardiesse, saisir ces mouvements exquis et donner
ainsi à ces croquis d'enfants l'apparence de la vie, et, en quelque sorte, faire
parler ces bambins, ce que réussissent peu de peintres dont les portraits d'enfant
sont souvent si froids et si peu naturels.
Au contraire, j'imagine Delstanche, "le grand-père Delstanche", suivant
amoureusement les moindres gestes de ses petits-enfants. Je le vois "croquant"
ici sa petite-fille Janine qui berce avec un sérieux de grande personne
"Mademoiselle sa fille".
Là, c'est son petit-fils, Jean-Pierre, qui a cinq ans et de longs cheveux
noirs, qu'il surprendra s'essayant au piano en des attitudes de virtuose, les
doigts crispés, les yeux mi-clos et la tête fièrement rejetée en arrière...
Do ré mi fa do...
Dans un coin de la gaie salle à manger ce sera Jean-Paul, quatre ans, qui joue aux cartes, tout seul, et médite _la figure grave_ un coup savant qui annéantira complètement son adversaire imaginaire car ainsi... il a vu faire grand papa !
Toutes ces poses amusantes et si réelles sont saisies par Delstanche avec tellement de finesse et de vérité que ce n'est plus son petit-fils jouant au cerceau ou sa petite Poussine jouant à la maman, c'est n'importe quel enfant, c'est vous, c'est moi à cet âge naïf, c'est l'Enfant dans toute la grâce exquise de ses cinq ou six ans.
Et c'est pourquoi cette joie intense _la plus pure au coeur de l'homme_ de soulever, avec ses doigts émus, les souvenirs les plus chers, je l'ai connue devant ces adorables silhouettes de gosses et ces délicieux croquis de fillettes.
Aussi, en vous parlant aujourd'hui de Delstanche, croyez bien que je n'ai pas l'ambition (qui serait sans doute vanité) de vous faire découvrir ce merveilleux artiste. Je sais que, pour la plupart d'entre vous, c'est chose faite depuis longtemps que la connaissance d'Albert Delstanche, que l'illustration d'oeuvres de Verhaeren, Demolder, Van Lerberghe _qui furent ses amis_ a largement fait connaître et unanimement apprécier.
Je veux simplement vous permettre de revivre, comme je le fais moi-même, quelques heures de votre heureuse et, du moins je vous le souhaite, peu lointaine enfance.
Cette fillette gracieuse qui joue "à la maman" et pousse devant elle, avec mille précautions, "sa fille" qui n'a qu'un seul défaut: celui d'être trop sage, et que pourtant vous grondiez, jeune maman en herbe, n'est-ce pas vous, aimable lectrice ?
Et cette délicate et adorable enfant aux cheveux blonds qui tient en mains quelques fleurs, n'est-ce pas vous encore quand vous alliez, au jour de l'an, porter à votre aïeule un modeste bouquet de fleurs, en lui récitant d'une voix légèrement émue un compliment appris en cachette et qui vous avait donné bien du soucis !
Et ce "gavroche", à qui la mère soigneuse a mis un tablier auquel nombreuses sont les pièces (car un tablier, dans notre esprit logique et joyeux d'enfant, c'était un objet hostile qui pouvait subir les pires outrages !) ce gavroche qui s'applique à bien cal-li-gra-phier le devoir _ce qu'il fait avec beaucoup de sérieux et en passant la langue_ n'est-ce pas chacun de nous quand nous nous efforcions à faire consciencieusement notre tâche pour que le lendemain en classe, "Monsieur le maître", ne nous grondât pas. Et qu'importait pourtant le bon ou le mauvais point du maître, toujours trop sévère !
Oui, quelle importance cela avait-il, bon Dieu ?
Certes, on avait de petits ennuis à l'école, j'avouerai que l'on était parfois grondé à la maison, oui, mais on avait pour se consoler nos jeux d'enfants, le chant des oiseaux, nos collections d'images, les deux sous du dimanche, fortune singulière dont on ne connaissait pas toute la savoureuse valeur !
On avait aussi, et par dessus tout, l'école buissonière (qu'on dénommait parfois "faire le chat"), qui fut, je ne puis vous le cacher sans cesser d'être sincère, un des plus grands plaisirs de ma calme et sage enfance !
Et, trésor plus précieux encore, n'avait-on pas cette chose naïve que plus jamais dans la vie on ne retrouvera: le jeudi après-midi.
Ah ! le jeudi après-midi... En été, les longues promenades où l'on partait
en bande joyeuse et bruyante, cueillir des fraises dans des bois qui sentaient
bon le sapin. Les courses échevelées dans des prairies parfumées et les
cumulets sur l'herbe épaisse.
Les randonnées à travers les champs de blé, couleur de lin et plus haut
que nous, où ça et là se notait la tache éblouissante des coquelicots et celle
romantique, des bleuets. Et, le soir, le charme alanguissant de ces retours,
où l'on revenait fatigués mais les joues colorées, pendus au bras l'un de l'autre,
le coeur tout empli de joie claire et douce, les yeux rieurs _et qui la nuit
verront un rêve blond_ et, dans la bouche, le goût chaud et sauvage _aujourd'hui
nostalgique !_ de la fraise des bois: odeur de liberté et d'amour.
Enfance !... Mot magique, évocateur d'un monde doré enfoui dans le passé trop vite oublié. Et pourtant comme notre âme reste près de ce temps.
A quelle merveilleuse et mélancolique rêverie, ce mot nous incite... ?
Jeux innocents _ mais qu'on n'oublie pas; petits ouvrages "rien" d'aujourd'hui mais qui semblaient alors des univers de difficulté, comme vous êtes vivants en mon coeur. Et aussi, et surtout la grande innocence et l'enivrante douceur des soirées passées autour de la table de famille, où, aujourd'hui des places restent vides...
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer !...
C'est à tout cela que j'ai pensé devant ces délicieux croquis de l'émouvant Delstanche. Et je suis certain que l'émotion simple _et n'est-ce pas la plus forte ?_ que met cet artiste unique à "croquer" des attitudes amusantes de gosses vous séduira également et que pour quelques instants _instants d'éternité_ vous aussi, redeviendrez enfant.
Et n'est-ce pas là la marque la plus sûre du génie de l'artiste ? Quelques traits. Un croquis d'enfant. Une douce rêverie. Un coeur ému, et qui sait, une larme peut-être...