-L'éventail, août 1967-
La place du Try, à flanc de coteau d'un village à trois
hauteurs, Ohain, garde l'aspect d'une sous-préfecture française.
Un kiosque attend la fanfare de la municipalité.
L'ancien bourgmestre mérita son médaillon pour avoir empêché le tram
à vapeur de troubler la quiétude des habitants.
Planté d'ormes, de tilleuls, de marronniers, le mail conserve la forme
trapézoïdale de l'ancien castrum. Voisin, le château légendaire des
de Diesbach d'Assesse.
Reconnaissable à son perron d'accès et à sa porte charretière, la demeure que Paul Goldschmidt-Clermont reprit, en 1928, au peintre Anto Carte, garde dans son chaulage le souvenir d'Albert Delstanche, le maître aquafortiste qui consacra le meilleur d'un talent mûri à ce site béni du Brabant wallon.
Un éventail de routes convergent vers la romane tour du guet coiffée d'un
chapeau hexagonal semblable à celui de l'église de Villers-la-Ville.
Le marécage dévolu au placide pêcheur subsiste non loin d'une ligne de
peupliers. L'eau claire du Smohain alimente l'étang devenu natatoire. Un saule
tend ses rameaux éplorés.
Le graveur Delstanche s'est placé à cent pas pour fixer la nef de briques
du sanctuaire, prise de flanc sur son socle. Les ormes dégingandés tendent un
rideau de troncs tordus, transparents au printemps, impénétrables l'été et de
ce fait voués à la cognée du bûcheron.
Le village conserve des pavés en cubes raboteux remontant à l'âge de la
bataille de Waterloo.
Formé de neuf hameaux, de La Marache au chemin creux qui monte vers
Genleau, de Ransbeck à la lisière de l'ancienne forêt charbonnière, Ohain
compte deux paroisses diocésaines.
Les intellectuels de la capitale, qui sont aussi des capitalistes de
l'intelligence, viennent dans ce bourg chercher la paix des champs. Il n'existe
plus une masure, voire une porcherie, à trouver à dix lieues à la ronde.
Le maître essayiste Albert Guislain a mussé ses pénates au-dessus du
chemin creux qui borde l'étang Rottiers. Il y rencontrait Albert Chomé. Ces
jurisconsultes croisaient parfois le biologiste Jules Bordet et son gendre,
le docteur Jean Govaerts. Bâtie en 1729, la cure loge un érudit doyen.
L'illustrateur de La Route d'Emeraude, Albert Delstanche, élit
domicile dans l'ancienne demeure d'Anto Carte, au moment où, en pleine force
créatrice, un roseau le retint au bord de l'étang.
A la recherche des jeux de reflets qui, à travers le rideau d'arbres,
émanent de rayons luminescents, tantôt avec mesure, tantôt avec fougue,
l'artiste fixa d'une touche discrète le rapport des valeurs de l'espace et
du ciel toujours en mouvement. Le Brabançon observe une gradation des éclats
et des ombres.
Sa pointe glisse en friselis à la surface du marécage bordé des calames
qui ourlent la berge. Revenant au feuillé des branchages qui se reflètent
atténués dans le miroir des eaux, l'observateur étend la fuite des plans
au-delà de l'invisible.
Redoutant un parcimonieux soleil, l'enchanteur ménage les accents qui
soulignent tout relief. Delstanche se garde des tailles profondes chères aux
expressionnistes germaniques.
Né à Bruxelles en 1870, par sa mère, Albert Delstanche était le petit-fils
du peintre Jean-Baptiste Madou. Il mourut dans sa ville natale en 1941. Voué aux
disciplines du Droit, il sort de l'Université de Bruxelles avec la plus grande
distinction.
Par vocation, cet érudit entre à la Bibliothèque Royale comme adjoint au
Cabinet des Estampes, de 1903 à 1908. Long et ardu est le chemin de la science.
Il n'est donné à personne de s'affranchir des tâches matérielles. Le tout
est de doser le tribut payé à la société en proportion du temps réservé à la
création personnelle. Une fois le devoir envers les autres accompli, l'individualiste
s'installe à son banc d'oeuvres.
La récompense advint à l'âge de la possession de soi et de la domination des
instruments. Dès lors, vivant à la campagne, l'aquafortiste partait avec sa
planche de métal et pouvait, en plein air, sur le motif, fixer un quelconque
coin de paysage brabançon.
Si puissantes étaient sa perception et sa faculté d'expression qu'il parvenait
à tracer directement le trait nerveux réduit à sa juste proportion, faculté
étonnante acquise au sommet d'une évolution.
Rentrant chez lui, le graveur tirait une épreuve à l'encre de Chine et,
s'il le fallait, il retravaillait la matière.
Un cher témoin, sa fille, rapporte que le maître pouvait s'abandonner au
charme de sa propre émotion dont il reportait la trace incisée dans l'airain.
Fin lettré, le patriote avait commenté les aspects des villes martyres
Little Towns of Flanders, album réunissant des bois gravés tirés à 525
exemplaires (Londres 1916).
Revenu au pays, après un séjour à Oudenburg, près de Gistel, chez le
peintre Van den Eeckhoudt, il rend hommage au visionnaire des Villages
Illusoires et des Campagnes Hallucinées, le Gaulois Emile
Verhaeren, dont il commente graphiquement La Guirlande des Dunes (1921).
Peintres, graveurs, écrivains belges sont des descriptifs. Delstanche
illustre les poèmes en prose romancée de la rembranesque Route d'Emeraude
où, gendre de Rops, le truculent juge de paix d'Ixelles, Demolder, assis devant
un chevalet, conte des histoires hautes en couleurs (1925).
De la réalité au rève, ses illustrations des Contes d'Yperdamme
découvrent une âme d'élite placée au-dessus du temps. Enfin, la poésie pure
touche le tailleur de bois. Il consigne dans l'image la musicalité des vers
de Charles Van Lerberghe et dessine, lui aussi, sa Chanson d'Eve, et
avec elle, sa poétique du paysage.
Ces chantres de la terre natale firent germer en lui le ferment de paysages évocateurs d'amour.